Fondasion
Droit talmudique

Contrat sur un monopole selon le Talmud

בעזה »ית

Responsa – RAMAT MICHPAT – Tome 3 sur Choul’han Aroukh, ‘Hochen Michpat


Auteur : Rav Avishay Taharani, Juge Rabbinique – Traduit & adapté par Rav Shlomo Boccara

Contrat sur un monopole – Cartel – Droit talmudique

Questions posée :

Les frères Levy, qui tiennent un commerce de poissons à Jérusalem, vendent leur marchandise à un prix élevé sans pour autant dégager des bénéfices conséquents. Dans le même quartier, un autre magasin, tenu par Yaacov, propose des poissons à un prix bien plus bas et fait beaucoup de publicité, ce qui lui attire de nombreux clients au détriment des frères Levy.

Les frères Levy décident alors d’acquérir le magasin concurrent, celui de Yaacov, afin de s’assurer le monopole des ventes de poissons dans le quartier. L’affaire se conclut, et le magasin de Yaacov devient leur propriété en échange de 300.000 shekalim et de 100.000 shekalim supplémentaires, par lesquels il sera interdit à Yaacov de vendre du poisson moins cher dans le même périmètre que celui des frères Levy.

Cependant après avoir accepté cette affaire et ses conditions, voilà que Yaacov se rétracte et décide d’ouvrir un autre magasin de poissons où le saumon, en particulier, est bien moins cher et à la portée de toutes les bourses.  

Lésés par ce revirement de situation, les frères Levy le somment de respecter les clauses du contrat. Ils avancent que Yaacov se doit : soit d’ouvrir un magasin d’un tout autre ordre, soit de ne pas vendre du poisson à un prix inférieur que le leur. Sinon il doit leur rendre les 100.000 shekalim versés.

Mais Yaacov leur fait savoir que cet accord restrictif est bel et bien interdit par les lois de la Tora qui ne permettent en aucun cas d’augmenter excessivement les prix, et encore moins de créer une rareté de produits sur le marché afin de s’en assurer le monopole. Il ajoute que le comportement des frères Levy contrevient également aux lois de l’Etat, qui entendent justement protéger la liberté des prix afin d’encourager la libre concurrence. Yaacov estime donc avoir le droit de vendre son poisson à bas prix. Ce que contestent les frères Levy !       

Convoqués au tribunal rabbinique, les frères Levy, auxquels on reproche leur position de monopole, se défendent en argumentant que ce n’est pas leur cas puisque celui qui trouverait leurs prix trop onéreux pourrait aller payer moins cher ailleurs, et qu’ils n’ont fait qu’acheter le commerce de leur concurrent, tout en laissant le client libre d’acheter où bon lui semble !

Un grossiste, témoin à charge, affirme que les frères Levy lui achetaient le saumon au prix de 40 shekalim le kilo, et qu’ils le revendaient ensuite à 120 shekalim !

Au final, qui a raison dans ce conflit ? Le contrat passé entre les deux commerçants est-il valide, y compris la vente du commerce ? Yaacov doit-il uniquement rendre les 100.000 shekalim ? Ou combien ?

Réponse :

Avant de pouvoir répondre aux questions soulevées par cette affaire, plusieurs points sont à élucider. En voici les principaux :

Achat de stock pour faire flamber les prix

Le traité Baba Batra (90b) nous apprend que celui qui achète de très grandes quantités de fruits afin de créer un manque de cette denrée sur le marché – ce qui provoquera la montée fulgurante des prix – ou encore celui qui se mettrait à vendre des fruits bien plus chers que leur vraie valeur, sont tous l’objet de la sévère réprimande du prophète Amos (8,4-5) : « Ecoutez ceci, ô vous qui grugez les nécessiteux et tendez à supprimer les pauvres du pays ! Vous dites : ’’Quand la nouvelle lune sera-t-elle passée, pour que nous reprenions notre commerce ? Quand le Shabbat sera-t-il sorti, pour que nous ouvrions nos magasins de blé ?…’’ » « Quand la nouvelle lune sera-t-elle passée ? » : que la moisson et sa récolte se terminent pour mettre sur le marché nos produits à prix élevés « pour que nous reprenions notre commerce », « et le Shabbat » : l’année de la Chemita, afin d’ouvrir nos entrepôts et vendre tous nos produits à des prix bien avantageux !

Il est évident que ce genre de personnes transgresse plus d’un interdit. Tout d’abord le devoir de chaque juif est de se soucier du bonheur d’autrui, comme l’Ecriture le demande : « … et que ton frère vive avec toi » ! C’est pourquoi Amos conclut qu’ils seront assimilés à des prêteurs d’argent avec intérêts, et que Hachem a juré qu’Il n’oublierait aucun de leurs actes !  

Dans la Guemara, on parle d’un marchand – profiteur réputé – qu’on appelait « Chabtay, le stockeur de fruits ». Celui-ci en achetait des quantités démesurées et à bon prix afin de les vendre aux pauvres à un prix élevé ! Le traité Yoma (82b) rapporte qu’une femme enceinte, ayant senti le fumet d’un mets délicieux, eut tout à coup l’envie pressante d’en goûter le jour de Kippour. Rabbi Hanina conseilla de lui chuchoter à l’oreille que c’était Kippour, moment où toute consommation est interdite. Mais rien n’y fit : l’enfant réclamait son dû ! Mettant en danger la vie de son enfant à naître, la maman était donc dans l’obligation d’y goûter en ce jour de Kippour. Avant qu’il naisse, on rapporta au sujet de ce bébé le verset de Tehilim (58,4) : « Dès le sein de ta mère, les méchants se sont fourvoyés ! » Cette femme n’était autre que la mère de cet homme surnommé « Chabtay, le stockeur de fruits » !

A ce sujet le Talmud Yerouchalmi (Brakhot 2,4) nous apprend que les Sages ont placé la bénédiction de la Parnassa en 9ème position dans la Amida, en parallèle au 9ème nom divin utilisé dans le Tehilim (29,5) où il est écrit : « C’est l’Eternel qui met en pièce les cèdres du Liban… », allusion au châtiment réservé à ceux qui font monter les prix à leur guise.

Cette attitude était tellement mal vue par les Sages, que Rabbi Zeyira maudissait celui qui, voyant que son ami désirait acquérir une certaine marchandise, s’arrangeait pour en faire monter le prix afin de s’enrichir. Ne trouvait pas davantage grâce à ses yeux celui qui faisait en sorte que tous les autres vendeurs haussent leurs prix lorsque se présentait un client aux moyens importants et bien décidé à faire un achat !

Dans le traité Baba Batra (90b), il est aussi rapporté que le père de Chmouel, pour aider les plus démunis, vendait toute sa récolte lorsqu’on l’engrangeait – époque où le cours est au plus bas – afin de forcer les autres vendeurs à en faire de même ! Son fils, Chmouel, faisait apparemment encore mieux que son père : pendant toute l’année, il vendait au prix du moment de la récolte pour enrayer la hausse des prix qui s’installait de plus en plus ! Cependant la conduite du père de Chmouel a été plus approuvée que celle de Chmouel lui-même.

Stocker pour son usage personnel

Dans le traité Baba Batra (90b), Rav permet d’acquérir une quantité importante de denrées alimentaires si elles sont destinées à une utilisation personnelle. Mais si l’intention est de commercialiser ces biens, ce sera interdit. Plus généralement, il est interdit de stocker des aliments de première nécessité, comme le vin, l’huile et la farine. La loi permet cependant de stocker des provisions moins essentielles, comme les épices, telles que le cumin, le paprika… Toutefois les productions personnelles pourront être stockées par le propriétaire lui-même afin d’en faire commerce à titre personnel, sauf en période de famine où il lui sera uniquement permis de stocker en fonction des besoins de sa famille.

Gains considérables sur des denrées vitales

Dans le même traité (Baba Batra 91a), il est demandé – précisément en Israël – à tout propriétaire produisant du blé de ses champs ou du vin de son vignoble, de ne les vendre que directement aux consommateurs, et non à des intermédiaires qui les revendraient bien plus cher ! Cette loi a été retenue dans le Choul’han Aroukh (‘Hochen Michpat 231,23).

Concernant la vente d’œufs, vu qu’ils ne sont pas considérés comme une denrée particulièrement vitale, il sera interdit de les vendre à plus du double de leur prix de revient, ou de les vendre à un intermédiaire ce qui majorerait inévitablement le prix pour le consommateur final. Cette loi a été elle aussi retenue par le Choul’han Aroukh (‘Hochen Michpat 231,22).

Nous retiendrons pour l’instant qu’il est interdit d’acquérir d’importantes quantités de denrées alimentaires de base pour en faire commerce, au point d’en avoir le monopole. Et cela afin d’éviter qu’en Israël particulièrement, on réalise de trop grands profits sur des produits de première nécessité.

Inflation du prix du poisson

Les Sages se sont demandé si le poisson devait être considéré comme un aliment vital pour l’homme – comme le vin, l’huile et la farine – ou simplement faisant partie de son alimentation, comme les épices. Maïmonide, ainsi que le Lé’hem Michné ont estimé que les œufs étaient utiles, mais non indispensables à l’alimentation humaine, ce qui n’est pas l’avis du Choul’han Aroukh (Kessef Michné & Beit Yossef, ‘Hochen Michpat 231), qui considérait tout aliment comme vital, et qui exclut uniquement de cette liste les additifs, comme les épices. Dans ce cas le poisson sera bien évidemment considéré comme un aliment vital pour les humains, et il ne sera pas permis d’en monopoliser le commerce, et ainsi a tranché le responsa Avné Yachpé (vol. 2 ‘Hochen Michpat 109,4). Celui qui se permettrait de les stocker pour en avoir le monopole agirait contre la loi juive, et mériterait qu’on boycotte son commerce !

Destruction de stocks afin de faire monter les prix

Le traité Taanit (20b) nous apprend que chaque vendredi Rav Houna envoyait au marché un messager chargé de racheter tous les produits invendus, afin d’encourager les marchands à vendre avant Chabbat, car si ces derniers se voyaient obligés de les jeter, ils ne reviendraient plus le vendredi prochain. Dès la réception de ce chargement, Rav Houna le jetait intégralement dans le fleuve. Il ne donnait pas ces fruits et légumes aux pauvres pour qu’ils ne s’habituent pas à compter sur ses bontés, parce qu’il se pouvait que tout soit vendu, et que l’émissaire du Rav revienne bredouille. Dans ce cas les pauvres n’auraient rien à se mettre sous la dent pendant Chabbat !

De là, nous pouvons retenir qu’afin d’encourager les agriculteurs à travailler, il leur serait permis de détruire l’excédent de leur production pour maintenir le cours normal du marché. Il sera alors inutile et déplacé de leur faire la morale. Les pauvres ne doivent pas compter uniquement sur la surproduction de biens alimentaires. Il est vrai que la Tora interdit toute sorte de gaspillage, sauf s’il y a justement une raison valable de les détruire. Maïmonide (Brakhot 7,9) n’interdit la destruction de produits que si l’on s’en débarrasse de façon méprisante, ce qui n’est pas le cas si on le fait en les jetant dans la mer. Cependant le Maassé Avot (4,3) retient quant à lui que, si cette destruction d’un stock de produits a pour conséquence de provoquer une rareté de ces biens sur le marché, et donc une augmentation de leur prix, il sera interdit d’agir de la sorte.

Un accord visant à maintenir des prix élevés est-il valable ?

L’accord signé entre les frères Levy et Yaacov ne visait qu’à établir un monopole sur les poissons afin de maintenir leurs prix à des niveaux élevés le plus longtemps possible. Il est certain que le comportement des frères Levy n’est pas conforme à ce que les Sages entendent faire régner. Dans ce cas, est-ce que cet accord n’a plus de raison d’être du fait qu’il va à l’encontre de la décision de nos Sages, ou au contraire, ne devient-il invalide que si l’homme transgresse une loi prescrite par la Tora elle-même ?

De grands décisionnaires se sont penchés sur cette importante question. Deux avis bien partagés sont en présence : d’après certains, le contrat reste valable (du fait que celui-ci ne concerne que des lois liées directement à l’argent et à rien d’autre) puisqu’il ne contredit pas une loi explicite de la Tora. Mais selon d’autres, ce contrat n’a aucune validité puisqu’il va tout simplement à l’encontre d’un décret de nos Sages. Nous retenons alors que d’après tous les décisionnaires, si le contrat concerne un interdit ne faisant pas uniquement référence à de l’argent, il s’annule automatiquement. L’intention de nos Sages n’est pas de réglementer les flux financiers, mais d’instituer des règles afin que les pauvres ne soient pas exploités et ruinés : leur décision n’étant qu’indirectement mêlée à l’argent, elle annule tout contrat qui irait à son encontre.

De ce fait, si Yaacov prouve que ce contrat contrevient au décret de nos Sages, il ne devrait rendre aux frères Levy que la somme de 100.000 shekalim, sans leur devoir plus que cela, puisque cette clause du contrat s’annule automatiquement. Il pourra dès lors vendre son poisson à un prix défiant toute concurrence et comme il l’entend !

Autre raison pour annuler cette clause du contrat

Acquérir quelque chose de virtuel n’a pas véritablement de sens. Conformément au Choul’han Aroukh (‘Hochen Michpat 253,21), le fait de demander par contrat à quelqu’un de travailler d’une certaine manière ou de s’abstenir de travailler n’a aucune force de loi, et l’engagement admis et signé n’a aucune validité juridique !

De ce fait, avoir imposé à Yaacov de ne pas vendre son stock à bas prix n’a aucun fondement juridique : cette clause s’annule alors au moment même de son écriture.

D’autres avis sur la question

Toutefois, certains décisionnaires s’opposent à l’annulation de ce genre de contrat, bien que celui-ci concerne un non-travail. Ils soutiennent que du fait de cet engagement, le signataire a pris sur lui l’obligation de respecter cette clause et de ne pas l’enfreindre.

Contraindre l’autre à ne pas faire ce qu’il peut faire

D’après le Choul’han Aroukh (‘Hochen Michpat 66,23), il n’est pas possible d’obliger sous contrat une personne à agir à l’inverse de ses possibilités d’action. Tout accord même signé dans cet esprit se verrait sans aucune valeur légale.

Signature d’un contrat de nos jours

De nos jours, le fait même de signer un contrat engage les principaux intéressés : les signataires promettent alors pleinement de remplir toutes les clauses du contrat signé, et en aucune mesure ils ne peuvent s’abstenir de manquer à leurs obligations, qui plus est quand celles-ci sont confirmées ou cautionnées par un tribunal religieux, voire même un tribunal laïc (Choul’han Aroukh, ‘Hochen Michpat 201,1).

Contrat à l’encontre d’un décret rabbinique

La validité d’un contrat est nulle si celui-ci contient des clauses allant à l’encontre de la Tora ou des décrets de nos Sages (Netivot Hamichpat 235,1). Le fait même que ces conditions contredisent aussi le Code civil du pays remet en question la validité d’un tel contrat (responsa du Maharcham vol.5 chap.45). De ce fait, il est évident que le contrat signé entre les frères Levy et Yaacov n’a plus aucune valeur puisqu’il a pour effet de créer un monopole, ce qui est interdit par la Tora !

Au final, comme Yaacov peut facilement prouver que ce contrat lui imposait de ne pas vendre moins cher sa marchandise, cette clause s’annule alors de facto, et il devra seulement rendre la somme de 100.000 shekalim reçus de ses concurrents. Après quoi il pourra à nouveau commercialiser son poisson au prix qu’il voudra.   

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